[Traduction de l’espagnol en français de la Tribune écrite par José Luis Martí intitulée « Un exótico derecho. Protesta y sedición en la sentencia del procès » consultable ici]

Un droit exotique. Manifestation et sédition dans la décision contre les indépendantistes

 L’interprétation extensive, par le Tribunal Supremo (Cour Surpême), de l’article 544 du Code pénal espagnol, met à mal nos droits démocratiques et, en ce sens, ladite interprétation est injuste et dangereuse

La décision contre les indépendantistes vient d’être publiée. Elle est arrivée à l’heure du petit-déjeuner, un lundi matin, comme annoncé. Quatre cent quatre-vingt-treize pages pour une décision adoptée à l’unanimité, sans opinion dissidente, beaucoup plus courte que ce qui était espéré et souhaitable, avec des peines dures de 13, 12, 11, 10 et 9 ans pour la plupart des prévenus. La nouvelle de la publication de la décision a été immédiatement suivie d’une réaction de protestation du mouvement Tsunami Democràtic, avec des mobilisations massives dans toute la Catalogne, comme annoncé, ce qui a également entraîné de graves confrontations – différentes charges policières avec plus de 50 blessés – aussi bien à l’aéroport d’El Prat que sur la Vía Layetana – ce qui n’était sans doute pas prévu. Il est de notre responsabilité, en tant que personnes qui nous exprimons publiquement, de demander à tout le monde de garder son calme, aussi bien aux manifestants qu’aux responsables des dispositifs policiers. Que ceux qui souhaitent exercer librement leur droit de manifester – qui n’est en aucun cas un « droit exotique » comme le soutient la Cour suprême – le fassent toujours de manière pacifique, fidèles à la tradition du mouvement indépendantiste de l’action démocratique non-violente.

Nous juristes, il nous faudra probablement quelques jours, voire quelques semaines, pour digérer et expliquer cette décision, la plus importante de l’histoire récente de l’Espagne. Le moment est venu d’apporter les premières réflexions concernant ses aspects les plus importants. La première conclusion et la plus importante – disons-le d’emblée – est que cette décision est injuste et juridiquement incorrecte. C’est au moins le cas pour les 9 personnes qui ont été condamnées pour sédition. Même si, comme nous le verrons à la fin, c’est encore plus vrai s’agissant de l’une d’elles : Carme Forcadell. Il est vrai que le droit, ainsi qu’il convient de toujours le rappeler, n’est ni une science mathématique, ni une logique formelle, mais une pratique argumentaire. Les choses ne sont généralement ni blanches, ni noires, mais se parent de tonalités de gris. Les désaccords entre juristes pour savoir quelle est la décision judiciaire correcte sont inhérents au système juridique même. Il s’agit dès lors d’examiner la force des arguments, dans un sens et dans l’autre, et d’en tirer un jugement le plus solide possible. Cela étant, le gris de cette décision est vraiment très très sombre. Il laisse, je crois, peu de place aux opinions divergentes.

Premièrement, il y a lieu de souligner une justesse de la décision. Rappelons que le chef de rébellion qui a permis, au départ, de suspendre les droits politiques de certains des détenus en application de l’article 384 bis du Code espagnol de procédure pénale (probablement inconstitutionnel) et de charger la mule pour justifier l’injustifiable détention provisoire qui a duré deux ans, a été purement et simplement écarté dans le troisième point de l’examen des chefs d’inculpation au motif que la preuve du type de violence nécessaire pour atteindre une des finalités visées à l’article 472 du Code pénal espagnol n’a pas été rapportée. Ainsi que l’ont déclaré les juridictions de Schleswig-Holstein (Allemagne), de Belgique, de Grande Bretagne et le groupe de travail sur la détention arbitraire de la Commission des droits de l’homme des Nations unies, aucun acte de violence important et suffisant pour la constitution desdits délits n’a été commis en 2017. On dit qu’il y a eu de la violence, entendue de façon extensive comme intimidation grave, aussi bien le 20 septembre [2017] devant le ministère [régional] de l’Économie que le 1er octobre lors du référendum. Cette violence n’était ni instrumentale, ni fonctionnelle au sens de l’article 472 du Code pénal qui régit la rébellion (je reviendrai ensuite sur ce point). L’élément subjectif de la qualification pénale de la rébellion n’existait pas davantage car, comme nous l’indique la décision, les prévenus étaient parfaitement conscients de l’impossibilité réelle de déroger à ou de suspendre l’ordre constitutionnel et ils ont donc tout fait pour tromper les citoyens sur ce point. Nous le louons. Le fait que les prévenus soient relaxés du délit de rébellion évite un scandale international d’envergure et un niveau d’injustice difficilement supportable comme je l’indiquais dans de précédents articles (ici et ici).

S’agissant des chefs d’inculpation les moins graves, le fait que Vila, Borrás et Mundó aient été condamnés pour un délit désobéissance et à une amende de 60 000 euros me semble correct du point de vue juridique. Le délit de désobéissance, ils l’ont commis, ainsi que tous ceux à qui le Tribunal Constitucional [Tribunal Constitutionnel] a demandé de faire le nécessaire pour stopper et empêcher le référendum et qui, au lieu de quoi, ont incité les citoyens à aller voter. Ces condamnations sont également bienvenues.

S’agissant du délit de détournement de fonds publics, je préfère ne pas trop m’attarder sur son analyse dans la mesure où je ne possède pas les connaissances nécessaires pour l’évaluer rigoureusement sans l’avoir au préalable étudié plus en détail. Le TS considère que le délit est consommé dans son acception d’administration déloyale pour un montant qui « dépasse largement 250 000 € », ce qui permet à la Cour de condamner en retenant la circonstance aggravante. Ladite circonstance pourrait impliquer, en soi, des peines de 4 à 8 ans, même si les quatre personnes condamnées pour détournement – Junqueras, Romeva, Turull et Bassa – le sont aussi pour sédition. La Cour a considéré qu’il convenait d’appliquer les peines en concours réel d’infractions, de sorte que la conséquence de cette condamnation sur le quantum de la peine est relativement faible.

Intéressons-nous sans attendre au point central de la décision en ce qu’elle constitue la raison d’être de son injustice et de son incorrection du point de vue juridique : la condamnation pour sédition. La Cour, qui a relaxé les prévenus du délit de rébellion en raison, entre autres, de l’absence de violence nécessaire – instrumentale et fonctionnelle – considère que 9 d’entre eux ont cependant commis un délit de sédition visé à l’article 544[1] du Code pénal espagnol, c’est-à-dire qu’ils sont responsables d’un soulèvement public et tumultueux « en vue d’empêcher, par la force ou en dehors des voies légales, l’application des lois ou l’exercice légitime, par une autorité, un organisme officiel ou un fonctionnaire public, de ses fonctions ou l’exécution de ses accords ou des décisions administratives ou judiciaires ». Ce qui nous amène à poser la question à un million de dollars : qu’entend-on exactement par soulèvement public et tumultueux ? Comment devons-nous interpréter cette expression de manière cohérente au regard de la place qu’elle occupe dans le Code pénal et, surtout, de la lourde peine prévue dans ledit Code pour le délit en question ? Dans cette décision, la Cour s’est livrée, en grande partie, à une interprétation extensive de la qualification pénale de la sédition, laquelle porte gravement atteinte aux libertés démocratiques de manifester et de protester, ce qui est en soi gravissime. Qui plus est, la Cour le fait sur la base d’une argumentation piège. Procédons par étapes.

Premièrement, le délit de sédition visé directement dans le Code pénal espagnol existe dans peu de pays voisins, contrairement au délit de rébellion. Ce constat est surprenant, surtout si l’on considère les peines lourdes encourues. Il existe bien les troubles à l’ordre public, généralement punis, comme en Espagne, de peines très inférieures et, parfois, simplement d’amende. Je dis que c’est étonnant pour les raisons suivantes. Le cœur du droit pénal d’un pays se compose de l’ensemble des infractions considérées très graves qui constituent ce que les pénalistes appellent les infractions de comportement malum in se, c’est-à-dire ceux qui sont considérés, per se, comme moralement préjudiciables. Ce cœur du droit pénal est très similaire dans tous les codes pénaux du monde punissant généralement les mêmes comportements les plus graves comme l’assassinat, l’homicide, le viol, la torture, le terrorisme, etc. Il existe des différences importantes entre les pays s’agissant des peines encourues pour les infractions en général et, aussi, pour ces infractions en particulier, mais elles ne sont pas aussi importantes s’agissant des comportements qualifiés d’infractions, notamment les plus graves et les plus importants. Le délit de sédition constitue, au contraire, une exception à cette règle.

Deuxièmement, il y a lieu de rappeler que la peine prévue pour le délit de sédition aggravée, c’est-à-dire lorsqu’il est commis par des autorités publiques, est de 10 à 15 ans de prison. Une peine qui est exactement la même que celle prévue dans notre Code pénal pour un homicide. Force est de constater que nous ne parlons absolument pas d’un délit mineur, comme le sont les autres délits contenus dans le même Titre XXII consacré aux « Délits contre l’ordre public ». Cette spécificité a conduit la juge Lamela, en accord avec une partie de la doctrine, à soutenir que le délit de sédition était une sorte de délit de rébellion de deuxième catégorie, comme si la sédition regroupait tout ce qui ne relevait pas de la rébellion au motif que le soulèvement qu’exige ladite rébellion n’a pas été violent, mais seulement « tumultueux ». Une telle interprétation aurait facilité la vie de la Cour dans la mesure où l’absence de violence instrumentale et fonctionnelle qui, selon l’article 472, doit accompagner le soulèvement pour que la rébellion soit constituée ne serait pas un obstacle à une condamnation pour sédition. Cette hypothèse est toutefois explicitement écartée dans la décision. Non seulement il s’agit de deux délits contenus dans deux titres distincts du Code pénal – chacun poursuivant des infractions de nature différente – mais en plus les éléments subjectifs, nécessaires pour que le délit de rébellion soit constitué – par exemple l’intention de déroger à ou de suspendre totalement ou partiellement l’ordre constitutionnel – sont totalement dénués d’importance dans le cas de la sédition. Ce qui compte, dans le cas des articles 544 et 545 du Code pénal espagnol, est uniquement le fait que le soulèvement soit public et tumultueux et qu’il se produise, ainsi qu’il a été dit, pour empêcher l’application des lois ou l’exercice, par une autorité, de ses fonctions, ou l’exécution d’une décision administrative ou judiciaire. « Le soulèvement » – dit-on – « se caractérise par ces finalités qui évoquent une insurrection ou une attitude ouvertement opposée au fonctionnement normal du système juridique ». Et, le cas échéant, n’est-il pas vrai que les manifestants du 20 [septembre 2017] essayaient d’empêcher une autorité judiciaire d’exercer ses fonctions et que les personnes qui ont participé au référendum du 1er octobre [2017] essayaient d’empêcher l’exécution de la décision du TC interdisant la réalisation dudit référendum ? N’est-ce pas là une parfaite illustration de l’« attitude ouvertement opposée au fonctionnement normal du système juridique » et, partant, de la sédition ?

Non, ce n’est pas le cas. Si on interprétait ainsi l’article 544 du Code pénal espagnol, en ramenant le contenu de la notion même de soulèvement public et tumultueux à presque tout trouble, sans nécessité de violence quelconque et sans dommages graves, il en résulterait que de nombreuses manifestations, rassemblements et actions de résistance non-violente – comme les tentatives de la Plataforma de Afectados por la Hipoteca [Plateforme des victimes d’hypothèques ou PAH] de paralyser les expulsions ou ledit assaut du Parlement de Catalogne en 2011 par les manifestants du Mouvement des indignés – constitueraient un délit de sédition. Si tel était le cas, les limites imposées par la jurisprudence concernant le droit de manifester et de protester seraient beaucoup plus répressives que nous le pensions. La décision semble pourtant en avoir conscience au motif qu’elle impose une condition un peu plus restrictive à l’idée de soulèvement tumultueux qui n’existe pas dans les cas de la PAH et de l’assaut du Parlement. La Cour affirme que la tentative d’empêcher l’exécution d’un mandat judiciaire s’est produite « de manière généralisée dans toute la communauté autonome dans laquelle l’exécution d’une ordonnance judiciaire est suspendue pendant une journée ». Avant d’ajouter : « Une opposition ponctuelle et caractérisée exclurait certains ingrédients qui pourraient peut-être nous conduire à d’autres qualifications pénales. Mais, face à ce soulèvement massif, généralisé et planifié de manière stratégique, la qualification de sédition ne saurait être écartée. ».

En d’autres termes, toute manifestation visant à empêcher une application des lois ou l’exercice des fonctions par une autorité ou l’exécution de décisions administratives ou judiciaires ne constituerait pas une sédition. Seules les actions massives, généralisées et planifiées de manière stratégique le seraient. Ni la tentative d’empêcher une expulsion, ni le fait isolé – qui pourrait sembler plus grave – d’assiéger le Parlement de Catalogne, ne constituerait une sédition. Tel n’est en revanche pas le cas des stratégies coordonnées, massives et généralisées des organisateurs du référendum du 1er octobre [2017] pour empêcher l’exécution de la décision du TC d’interdire la tenue dudit référendum. Selon le TS, peu importe que les prévenus aient réellement planifié directement toute cette stratégie coordonnée – ce qui n’a par ailleurs pas pu être prouvé pendant le procès – au motif que ce qui est important est le fait qu’ils contrôlaient ou exerçaient un contrôle sur lesdits faits, au moins indirectement. Autrement dit, les personnes condamnées pour sédition, ainsi qu’il était public et notoire, étaient les chefs de file ultimes du mouvement indépendantiste et elles auraient pu stopper le référendum à tout moment si elles l’avaient voulu. En n’agissant pas ainsi, elles sont devenues responsables des faits.

Ceci signifie-t-il que les événements d’hier [14 octobre 2019] seraient constitutifs d’un nouveau délit de sédition ? En lisant la décision, et à la lumière de cette interprétation aussi extensive de l’article 544 du Code pénal espagnol, je pense que oui.

Mettons de côté pour l’instant la figure contestable de l’auteur médiat dans cette affaire car il est évident qu’aucun des prévenus ne figure parmi les auteurs immédiats ou directs du soulèvement tumultueux ou, s’ils y figurent, ce fut au même titre que tout autre votant du 1er octobre. Posons-nous la question suivante : cette interprétation de la sédition est-elle raisonnable ? Elle ne l’est pas. C’est précisément ce qui s’est passé hier lorsqu’on a pris connaissance du contenu de la décision. Pendant toute la journée et, notamment, dans l’après-midi, des mobilisations massives, généralisées et « organisées de manière stratégique » ont eu lieu dans toute la Catalogne. Avec, parfois, un peu de violence. Il est évident que les manifestants ne prétendaient pas déroger à l’ordre constitutionnel – l’intention directe de ces manifestations était plutôt de protester contre ce que les manifestants considéraient, à juste titre, une décision injuste. Mais, comme je l’ai indiqué, la décision per se considérait que ce point n’avait pas d’importance pour la constitution du délit de sédition. Il est par ailleurs évident que les manifestations qui n’ont pas été dûment autorisées par les autorités administratives et qui impliquent des actions aussi disruptives que le blocage des routes et la tentative de prise de contrôle de l’aéroport « s’opposaient au fonctionnement normal du système juridique » et empêchaient les autorités d’exercer leurs fonctions. Ceci signifie-t-il que les événements d’hier [14 octobre 2019] seraient constitutifs d’un nouveau délit de sédition ? En lisant la décision, et à la lumière de cette interprétation aussi extensive de l’article 544 du Code pénal espagnol, je pense que oui. Il en est de même de nombreuses autres mobilisations généralisées et coordonnées de manière stratégique, comme les « piqueteros » en Argentine, celles du 15M qui ont eu lieu en Espagne en 2011, celles en cours à Hong Kong ou en Équateur – y compris avant qu’elles ne provoquent des incidents violents – ou de certaines protestations d’Extinction Rebellion dans le monde qui pourraient être considérées comme sédition par la Cour suprême si elles se produisaient sur le sol espagnol. Une telle lecture supposerait une atteinte grave aux libertés démocratiques de manifester et de protester.

Nous en arrivons dès lors à l’argument le plus singulier des 493 pages de cette décision. À la page 283, en réponse aux arguments soulevés avec insistance par les défenses durant le procès, c’est-à-dire la qualification des faits du 20 [septembre 2017] et du 1er [octobre 2017] comme l’exercice légitime du droit de manifester et de protester, le TS affirme catégoriquement que « le droit de protester ne peut pas se muer en un droit exotique consistant à empêcher physiquement les agents de l’autorité d’exécuter un mandat judiciaire ». La dérision avec laquelle Cour qualifie ce droit d’exotique est effarante. Oui, Mesdames et Messieurs les magistrats du TS, les manifestations et protestations sont un droit fondamental que toute démocratie consolidée reconnaît, dès lors qu’elles sont pacifiques, y compris lorsqu’elles sont susceptibles d’« empêcher » l’exécution d’un mandat judiciaire. C’est pour cette raison que les actions de la PAH n’ont pas été poursuivies pénalement. C’est pour cette raison que la « prise des places » par les Indignés, en 2011, n’a pas été poursuivie pénalement (même si les campements n’avaient évidemment pas été autorisés par les autorités administratives). C’est à ce titre que les actions de protestation, même lorsqu’elles portent préjudice aux autres personnes – comme c’est le cas du blocage des routes – sous réserve que les conséquences desdites actions n’impliquent aucun dommage corporel ou un risque grave – comme lors de la prise de l’aéroport du Prat par les bagagistes en grève, ne sont pas poursuivies pénalement.

C’est là que se situe le piège de l’argumentation que je soulignais précédemment. La décision parle d’« empêchement physique » comme s’il s’agissait d’un soulèvement tumultueux au sens strict et littéral alors qu’en réalité elle se réfère plus précisément au « conglomérat de personnes » qui, simplement, en raison de leur « évidente supériorité numérique » réussit à s’opposer avec succès à l’exécution, par les forces de l’ordre, d’une décision judiciaire dans les bureaux de vote le 1er [octobre 2017]. En d’autres termes, on parle des milliers et de milliers d’indépendantistes qui appliquèrent les techniques traditionnelles de résistance passive et non-violente. Un empêchement physique qui – sauf cas isolés – s’est manifesté par exemple par des personnes assises et des bras entrelacés pour éviter l’évacuation. Il s’agit en fait d’un empêchement physique qui ne saurait raisonnablement être interprété comme un soulèvement tumultueux. Une démocratie consolidée ne peut pas poursuivre pénalement des comportements de ce type. Il existe des comportements de protestation plus agressive, comme ceux impliquant des violences contre les biens et des dommages matériels ou des troubles graves à l’ordre public, susceptibles de constituer une atteinte légère à l’ordre public, comme c’est le cas des autres infractions prévues dans le titre XXII. C’est pour cette raison qu’existe précisément la désobéissance civile, où celui qui désobéit assume d’être sanctionné. Poursuivre ces troubles pour sédition ne saurait pas davantage être admissible dans une démocratie consolidée.

Comme le rappelle Philip Pettit, professeur à Princeton et le philosophe contemporain qui a le plus défendu la tradition politique républicaine – au sens propre et noble du terme – le « principe de contestation » ou, plus exactement, « le principe d’opposition et de protestation » prime sur l’existence d’élections régulières et libres au sens où ce principe est le plus important car il est antérieur. Les citoyens d’une démocratie un tant soit peu consolidée doivent pouvoir exercer leurs droits fondamentaux pour contester et protester contre les décisions prises par les autorités de leur pays. Mesdames et Messieurs les magistrats de la Cour suprême : il ne s’agit pas d’un quelconque droit exotique. Comme je l’ai expliqué dans un précédent article sur la protestation et la désobéissance civile, il est question du principe fondamental d’une démocratie, une condition strictement nécessaire – bien qu’insuffisante – pour que les citoyens ne vivent pas dominés par leurs propres institutions. Une démocratie républicaine doit, en définitive, être une démocratie « contestataire ». Elle doit aussi être une démocratie représentative avec des élections libres et d’autres libertés, ainsi qu’une démocratie participative et délibérative. Mais, avant tout, elle doit être une démocratie qui autorise la protestation.

Partant, l’interprétation extensive, par la Cour suprême, de l’article 544 du Code pénal espagnol, met à mal nos droits démocratiques et, en ce sens, ladite interprétation est injuste et dangereuse. Sur le plan juridique, elle est également incorrecte au nom du principe selon lequel, en cas de doute, la loi pénale doit s’appliquer strictement et être favorable à l’accusé. Si des droits fondamentaux sont par ailleurs en jeu, comme c’est le cas, en l’espèce, du droit de manifester, l’interprétation doit être doublement restrictive. Dans ces conditions, même ceux qui émettent des doutes sur ce que je viens d’exposer tout en reconnaissant que mes arguments sont plausibles, devront opter pour l’interprétation la plus restrictive du délit de sédition et conclure, avec moi, que la condamnation des 9 prévenus n’est pas admissible du point de vue constitutionnel.

Si tel est le cas s’agissant de Junqueras, Romeva, Forn, Bassa et Turull, cela est encore plus vrai s’agissant de Carme Forcadell, au sujet de laquelle, pendant tout le procès, il n’a pas été possible de prouver sa participation aux principales réunions stratégiques du mouvement indépendantiste, comme le faisaient généralement Jordi Sánchez et Jordi Cuixart. La condamnation pour sédition de Carme Forcadell pour avoir seulement soumis au vote les lois du 6 et 7 septembre est tout simplement délirante. Que personne ne s’y trompe. Les lois des 6 et 7 septembre étaient manifestement anticonstitutionnelles dans la mesure où le fait de les soumettre au vote pourrait être constitutif d’un délit de forfaiture, dans l’hypothèse où l’acte juridique de la Présidente du Parlement [catalan] n’était pas protégé par l’inviolabilité parlementaire. Partant, leur approbation constituait un acte d’une très grave irresponsabilité politique et d’une grande illégitimité démocratique. Cela n’en fait pas pour autant un acte de sédition. Et moins encore si la sédition est interprétée de manière aussi extensive par la Cour dans la mesure où il n’est pas nécessaire que la Présidente d’un Parlement autorise le vote d’une quelconque loi pour empêcher l’exécution d’une décision judiciaire.

Cela étant, nombreuses seront les questions auxquelles il conviendra de répondre dans les prochaines semaines. Une décision de justice comme celle-ci est toujours riche en nuances et en détails juridiques très techniques qui vont au-delà de l’analyse dont je suis capable dans un contexte comme celui-ci. Les considérations qui précèdent ne doivent cependant pas nous empêcher de dire que le cœur même de cette décision est profondément injuste et juridiquement incorrect. Pire encore, non seulement cette décision condamne injustement 9 personnes à des peines de prison, mais en plus elle entrave le règlement d’un conflit politique de fond qui ne disparaîtra évidemment pas d’un coup de baguette magique. Cette décision est une atteinte à la qualité de notre démocratie en ce qu’elle constitue un précédent dangereux pour nos libertés de protester.

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José Luis Martí est professeur de philosophie du droit à l’Université Pompeu Fabra

 

[Tous droits de traduction réservés]

[1] [N.d.T] Article 544 du Code pénal. Sont condamnés pour sédition ceux qui, sans relever du délit de rébellion, se soulèvent publiquement et de manière tumultueuse en vue d’empêcher, par la force ou en dehors des voies légales, l’application des lois ou l’exercice légitime, par une autorité, un organisme officiel ou un fonctionnaire public, de ses fonctions ou l’exécution de ses accords ou des décisions administratives ou judiciaires.